Aziseh Emmanuel : “Je n’expose pas mes dessins mais j’expose le spectateur face à mes dessins”
“Premières victimes et à la fois avenir du monde, les enfants offrent en cadeau la fleur comme symbole de paix universel”, c’est ce que nous exprime Aziseh dans son dessin Cœur d’enfant II. Avec son stylo à bille, il plonge le spectateur dans une forme d’empathie que l’on peut ressentir face à ces enfants du monde.
Bonjour Aziseh, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis originaire de la ville de Bamenda, au Cameroun. Je dessine depuis l’âge où j’ai su tenir un stylo. Les dessins de mon grand frère me fascinaient, et c’est là que j’ai cultivé cet amour pour le dessin. Je suis entré à l’Institut des Beaux-Arts de Foumban en 2010. Depuis, j’aborde essentiellement des sujets autour de l’humain et de sa place au sein de la société dans mes dessins.
Où puises-tu tes inspirations ?
Ce qui m’inspire est notre quotidien. Lorsque je dessine, je ne pense pas à l’art mais à mon quotidien en tant qu’artiste du monde. Je fais miens les problèmes des autres, m’estimant lié à la communauté humaine. Je m’inspire de ces personnes sans voix, ces jeunes dont les rêves ont été volés, étouffés, et brutalisés. Des artistes comme Kehinde Wiley m’inspirent, pour son travail des fleurs que je retransmets dans mes fonds en aplat, une technique empruntée aux enfants qui ne savent pas capturer le volume. J’aime aussi le travail de couleur chez Patrice Murciano. La notion et le sens de la couleur dans mon travail sont inspirés du logo des Jeux olympiques crée par Pierre de Coubertin en 1913. Pour lui, les cinq anneaux entrelacés exprimaient l’universalité, puis le logo s’est vu plus tard réinterprété comme représentant les cinq continents. C’est de cette définition courante que naît la liaison de la couleur à l’être humain, attribuant dans mon travail artistique une couleur à une race, un peuple, ou encore un continent, pour soutenir cette idée de l’universalité.
L’enfance a une place prépondérante dans ton travail. Peux-tu nous en dire plus ?
Je représente le monde des enfants qui est un monde que j’aime beaucoup. Parfois, je dis que je fais des gribouillis. Ces gribouillis se rapportent pour moi à notre enfance. C’est comme un jeu me rappelant ces gestes qu’on faisait quand on était petit. Mon travail évolue chaque jour, avec les faits du quotidien. En 2018 j’ai fait un dessin d’un enfant, intitulé Child and the rose Flower, qui tient une rose au niveau de sa poitrine avec les bras croisés. Sa peau est multicolore et revêtue d’une chemise. Un autre dessin Our reality, réalisé en 2018, représente quatre enfants qui se tiennent par les épaules. Ce que j’ai inscrit sur leurs t-shirts représente le futur de ces enfants. Entre l’hier où ils étaient esclaves et le demain, où je me suis demandé ce qu’ils allaient devenir.
Quels messages souhaites-tu transmettre à travers tes dessins ?
Le travail des enfants dans des mines, dans des champs de cacao, sur des rues en train de faire des ventes, des esclaves sexuels, et tout ce qui englobe ces injustices, c’est ça que j’ai voulu montrer, d’une autre manière. C’est un travail que je développe depuis 2017, lorsque le marché aux esclaves a été dévoilé du côté de la Libye. J’ai alors vu que des enfants faisaient partie de ces vidéos documentaires. Je me suis demandé : “Comment est-ce qu’ils ont fait pour en arriver là ?”, d’où le titre de mon exposition solo Frustrated Desires en 2018, autour du trafic humain. À ce jour, je suis à la quête de ces amours, ces rêves, ces passions perdues qui s’évaporent chaque jour des âmes du fait des dominations écrasantes, invitant la société à s’affranchir des actions déshumanisantes, en proposant à celle-ci un espace de réflexion et de dialogue sur les réalités quotidiennes.
Quelle place donnes-tu à tes dessins ?
Je n’expose pas mes dessins mais j’expose le spectateur face à mes dessins. Je plonge le spectateur dans ces dessins, dans une sorte d’empathie, les invitant à se mettre à la place des enfants représentés. À travers ces différents portraits, j’évoque un réel humanisme chez l’être humain, en traduisant l’état d’esprit de ces jeunes dont les rêves ont été violés et étouffés.
Comment as-tu vécu cette période où le monde s’est retrouvé confiné ?
Pour moi, elle a été à la fois enrichissante et fatigante. En temps normal, je travaille beaucoup à la maison. C’était étonnant pour moi de voir qu’avec le confinement, je voulais à l’inverse sortir. Néanmoins, ça m’a beaucoup aidé à voir le monde autrement. C’est ce qui m’inspire pour le travail que je suis en train de bâtir en ce moment. Le confinement a plutôt montré en quoi l’être humain était un. Ça nous permet de prendre conscience qu’il n’y a pas de différence entre les hommes, de couleur de peau, de position sociale, ou de là où nous nous trouvons. Cette crise sanitaire nous a réduit à quelque chose de semblable, montrant qu’à la fin, nous les êtres humains, nous sommes un, et que nous ne sommes pas différent de celui qui est en face de nous. Cela m’a ramené une fois de plus au sens premier de mon travail, où la couleur représente pour moi celui qui est en face de nous, un continent, une race. À chaque fois qu’on verra un bleu dans mon dessin, on saura que ça parle de l’Europe, le noir pour l’Afrique, le jaune pour l’Asie, et le rouge pour l’Amérique. J’ai alors vu durant cette période, le côté plus humain et solidaire ressortir chez les hommes. Et pour moi, cela n’a pas cessé. Le confinement m’a aidé et m’a fait voir mon travail autrement. Je développe depuis un travail qui est un peu différent de ce que j’ai l’habitude de faire, à l’acrylique et non plus au stylo.
As-tu un conseil à donner à ceux qui aimeraient se mettre au dessin ?
Si j’ai un conseil à donner, c’est le travail, toujours le travail. Je me rappelle quand j’étais à l’Institut des Beaux-Arts à Foumban, je venais d’arriver en première année, j’avais des amis qui avaient fait une école d’art secondaire au Cameroun. Ils étaient déjà très doués en peinture et j’étais étonné de voir que c’était des jeunes comme moi qui faisaient des choses si merveilleuses. Je ne me suis pas inquiété pour autant, je connaissais déjà la technique du dessin car j’en avais beaucoup reproduits. Mais avec des personnes qui avaient déjà une longueur d’avance, avec des études essentiellement dans l’art, je m’étais rapproché d’eux en me disant que j’avais beaucoup à apprendre. J’ai peint avec eux pendant toutes mes années d’études. Ce qui me satisfaisait, c’est quand on me disait que je peignais comme telle personne. Je me baladais d’atelier en atelier pour pouvoir travailler, c’est pourquoi pour moi c’est le travail et l’humilité qui sont importants. Il faut être humble, pour être dans l’esprit de toujours vouloir apprendre des autres. Après avoir appris, il faut ramener cela à nous-même et réfléchir à comment exploiter ces différentes techniques qu’on a pu voir chez d’autres personnes.
Plus d’informations sur son compte Instagram et son site web.
Propos recueillis par Anastasia Le Goff.
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